par Nemausus » Ven 28 Nov 2008 19:31
L’homme descendait de la montagne en compagnie de deux de ses amis, et, à un détour du sentier abrupte et rocailleux, il le vit, assis sur sa queue, et qui semblait l’attendre.
Laissant ses amis s’éloigner, l’homme s’approcha et dit :
« Est-ce moi que tu attendais, le chat ? »
Et le chat répondit :
« Oui, c’est toi. Parce que je t’ai choisi. »
L’homme se mit à rire :
« Es-tu bien certain que ce n’est pas à moi qu’il revienne de choisir ?
- Je ne crois pas. C’est moi d’abord, et toi ensuite. »
L’homme, tout soudain, devint très grave. Il se pencha et passa une main très douce sur le dos du chat :
« Tu as raison…Je voulais simplement te mettre à l’épreuve…C’était bien à toi de me choisir d’abord. Et dès l’instant que tu m’as choisi, tu es à moi comme je suis à toi. Viens. Nous ferons route ensemble. »
Et le chat lui emboita le pas.
De ce jour, ils ne se quittèrent plus. L’homme était une sorte de vagabon, toujours par route et chemins, errant de bourgades en bourgades, dormant à la belle étoile…On ne l’aimait guère, dans le pays. Il faisait peur à beaucoup. Mais ses rares amis le disaient courageux dans l’adversité, compatissant à la misère des humbles, savant en toutes choses et habile à guérir les maladies du corps et de l’âme.
L’homme s’arrêtait parfois dans les villages que rencontrait sa course erratique et, sous les ombrages frais des places, il s’asseyait pour reposer ses jambes. Les bonnes gens s’assemblaient autour de lui -l’étranger venu de nulle part et n’allant nulle part – et il leur racontait des histoires que l’on ne comprenait pas toujours mais qui chantaient aux oreilles car elles parlaient d’oiseaux, de soleil et de vent, des histoires qui parlaient aussi de justice et de paix…
Les prêtres et les maires se méfiaient de lui et de ses discours, les uns parce qu’il faisait concurrence à leurs prêches, les autres parce qu’il troublait l’ordre public et mettait, disaient-ils, dans la tête des paysans des idées subversives. Dès lors, s’il semblait manifester l’intention de séjourner plus que le tolérable, on lui dépêchait les gendarmes qui lui intimaient l’ordre de circuler. En ces circonstances, il ne protestait jamais. Il empoignait son bâton et il s’éloignait sur la route, son chat sur les talons.
Ses compagnons n’avaient pas meilleure réputation. On les disaient paresseux, fantaisistes, frondeurs et hors des lois. La bande se reformait périodiquement, « pour préparer un mauvais coup », assuraient les édiles municipaux, « pour faire la foire », prétendaient les envieux que leur liberté et leur insouciance agaçaient en ce qu’elles rendaient plus morose encore leur servitude aux travaux des champs, « braconner de concert », affirmaient les gardes-chasse, « pour inventer quelque diablerie », s’inquiétaient les supersticieux en montrant du doit ce chat, noir comme la nuit, qui suivait l’homme et ses amis, où qu’ils aillent et quoi qu’ils fassent.
Et c’est vrai qu’il était troublant ce chat…Quand il vous regardait, son regard vert vous transperçait jusqu’à l’âme comme s’il devinait les pensées les plus secrètes et les desseins les mieux dissimulés. Il ne miaulait jamais ; dans les bourgades traversées, dans les fermes approchées, il n’entrait jamais dans les cuisines pour réclamer à boire et à manger, ainsi que font souvent les autres ; lorsque son maître faisait halte sur un banc, contre un mur de pierre que le soleil avait chauffé, il s’asseyait à ses pieds et regardait les gens passer, les oreilles bien droites et la queue soigneusement enroulée autour des pattes. Dans ses longues périginations, l’homme parfois, le juchait sur son épaule droite pour épargner à ses coussinets les cailloux aigus d’un sentier, lui faire passer une rivière, ou lui parler à l’oreille, tout simplement. Et les commères, sur leur passage, fermaient leur porte et, par l’entrebâillement d’un rideau, elles les regardaient décroître sur la route et s’évanouir dans l’horizon des blés…A proprement parler, l’homme et sa bande ne dérangeaient personne, mais d’aucuns jugeaient qu’ils étaient pour les enfants, un mauvais exemple, à preuve le fait qu’à l’occasion, des têtes fêlées les rejoignaient, à la sortie des bourgs, et les accompagnaient quelques lieues pour discourir en leur compagnie et refaire le monde à leur manière – un monde juste et bon, sans rapport aucun avec celui-ci.
L’homme semblait se soucier fort peu de l’inquiétude qu’il suscitait parmi les gens d’ordre. Lui et son chat continuaient d’arpenter les grands chemins, par neige, canicule ou frimas, menant sans souci apparent l’existence vagabonde qu’ils avaient choisie. Aussi, et parce que l’homme constituait un défi vivant à la morale établie et aux enseignements dispensés, les autorités locales décidèrent d’alerter les autorités supérieures. Une délégation se rendit à la ville et frappa à l’huis des bâtiments officiels.
Le préfet et le président du conseil général tinrent conférence, entourés de leurs plus avisés collaborateurs. Le préfet venait de la capitale et l’émoi de ces provinciaux lui semblait un peu excessif. Après tout, le chemineau ne menaçait pas les institutions de la République et s’il est bien vrai que son comportement et ses discours aux simples d’esprit pouvaient choquer certaines oreilles, faire vaciller quelques convictions religieuses, déranger quelques instituteurs et quelques vicaires, cela ne dépassait pas les limités légales du droit de dire ce qui vous passe par la tête ou de marcher où bon vous semble.
Le président du conseil général ne partageait pas cette analyse rassurante. Il se disait, lui, convaincu que l’homme visait en réalité un mandat électoral, avec un programme révolutionnaire parfaitement capable de rameuter les sans-travail, les sans-abri et les sans-culottes que de mauvaises récoltes successives et une pression fiscale excessive avaient, depuis peu, multipliés dans le pays.
Dans leur majorité, les édiles locaux et les fonctionnaires abondaient dans ce sens.
S’il n’avait eu dessein de briguer les suffrages des électeurs, comment expliquer ce besoin qu’avait l’homme et ses partisans de discourir en tous lieux et à tout propos, et de reparaître périodiquement dans les localités déjà visitées comme s’ils tenaient à y vérifier les progrès d’une propagande insidieuse et nocive ? Après tout, des vagabons, il en a toujours existé et tous, jusqu’ici, se sont bornés à quémander, de ferme en ferme, un quignon de pain et un pichet de vin, sans faire de prosélytisme ni s’encombrer de compagnons d’infortune…
Le président du conseil général obtint gain de cause et, un matin à l’aube, les gendarmes arrêtèrent l’homme cependant qu’il dormait dans un sous-bois avoisinant. Nul ne prit garde au chat qui, à bonne distance, suivit la trouve jusqu’à la ville.
Comme on pouvait s’y attendre, l’homme nia toute intention subversive, proclama son respect des lois civiles et protesta de son innocence. Mais personne ne le crut.
Enfermé dans la prison du chef-lieu, l’homme observait, par un soupirail à hauteur du sol, le va-et-vient des passants et des véhicules lorsqu’il vit soudain, tout près de lui, le regard triste et malheureux de son chat.
« Ah tu es venu, toi ! …Tu ne m’as pas abandonné !...C’est bien…Mais comment m’as-tu retrouvé ?
-Je savais que tu serais là. Tu sais bien que je ne te quitterai jamais.
-Aie confiance. Je sortirai d’ici et, là où je vais, tu viendras aussi. »
Le lendemain, l’homme passa en jugement et fut condamné. Cela se passait en des temps anciens qui ne connaissaient ni la mesure, ni la pitié. Ce pourquoi on le conduisit jusqu’en un lieu appelé Golgotha où, à la vue de tous, il fut cloué sur une croix.
Cependant qu’il expirait, le chat, au pied de l’instrument du supplice, la tête dressée, ne perdait pas de vue les dernières lueurs de son regard. Puis quand l’homme qui s’appelait Jésus poussa un grand cri et remit son âme entre les mains du Père, le chat s’en fut, tout seul, loin des curieux et des soldats, sur la route de Galilée et, à douze stades environ de Jérusalem, il s’assit devant un roc où un humble disciple de Jésus avait fait jadis creuser la tombe qu’il se réservait pour lui-même.
C’est là que vint Joseph d’Arimathie pour y déposer pieusement le corps de Jésus, enveloppé dans un linceul blanc. Il ne vit pas le chat qui s’était dissimulé dans les rochers.
Dans la nuit du sabbat, le premier jour de la semaine commençant à luire, Marie-Madeleine et Maie mère de Jacques, vinrent voir le sépulcre. Elles furent saisies d’effroi quand un ange du Seigneur descendit du ciel, renversa la pierre du sépulcre et leur dit :
« Voyez, Jésus n’est pas ici car il est ressuscité. Hâtez-vous de le dire à ses disciples. Voici qu’il vous précède en Galilée… »
Elles ne virent pas non plus le chat car il avait disparut…
Ce même jour, deux disciples de Jésus se rendaient à un village nommé Emmaüs. Et ils s’entretenaient de ce qui était arrivé. Et pendant qu’ils discouraient et échangeaient leurs pensées, un chat noir les dépassa et se mit à marcher devant eux. Et, bientôt, Jésus lui-même s’approcha et, tout en cheminant à leurs côtés, il leur dit :
« De quoi parliez vous donc que vous soyez si tristes ? »
L’un d’eux nommé Cléophas, lui répondit :
« Êtes-vous donc le seul à Jérusalem qui ne sachiez pas ce qui c’est passé ?... » Et ils le lui dirent.
Jésus et le chat les accompagnèrent jusqu’à Emmaüs et les deux disciples pressèrent Jésus d’entrer dans leur demeure. Et pendant qu’il était à table avec eux, Jésus prit du pain, le bénit et, l’ayant rompu, il le leur présenta. Et leurs yeux furent ouverts et ils le reconnurent. Mais lui disparut devant leurs yeux…
Alors Jésus reprit la route de Jérusalem pour rejoindre les onzes disciples (Thomas était absent) réunis au cénacle. Tout en marchant, il tourna la tête vers le chat qui trottinait à ses côtés, lui sourit tendrement et lui dit :
« Tes yeux étaient ouverts bien avant que ne s’ouvrent les leurs…Toi tu n’as pas eus besoin de miracles, ni de ma résurrection, ni du pain rompu pour m’aimer et me suivre. Parce que tu m’as choisi, je t’ai choisi aussi. Je te bénis à jamais toi et tous les tiens… »
Et c’est pourquoi les chats – le saviez-vous ? – ont ce regard qui vient de l’infini…
PHILIPPE RAGUENEAU
En voyage.....