Fabrice Nicolino

Fabrice Nicolino

Messagepar Jean-Claude Carton » Lun 28 Mars 2011 16:21

Suite à l'émission avec Jean-Michel Jacquemin
http://edc.stardist.org/edc/php/rec_sho ... f_mp3=date

et au peu d'intérêt qu'elle a suscité (dormez braves gens)
viewtopic.php?f=4&t=1722

Je ne résiste pas à publier dans son intégralité ce billet d'humeur de Fabrice Nicolino.



Pourquoi cette indolence française (sur le nucléaire) ?
Publié le 28 mars 2011
Il y a de quoi avoir honte, et se cacher. À Rome, capitale d’un pays qui se passe de nucléaire, où règne l’archibouffon Berlusconi, 300 000 personnes contre l’industrie de l’atome (ici, en italien). Il est vrai que l’Italie que j’aime peut réunir 100 000 personnes dans les rues à l’occasion d’un« simple » anniversaire de Tchernobyl, quand nous préférons, nous les donneurs de leçons, oublier la date, et passer plus vitre aux choses sérieuses, comme les élections cantonales. En Allemagne, idem (ici) : des centaines de milliers de révoltés ont parcouru les rues du pays, et au passage infligé une défaite historique au responsable politique qui semblait le plus proche du lobby. En l’occurrence Angela Merkel, qui vient de perdre un fief électoral de droite, décisif : le Bade Wurtemberg.

Ainsi donc, sur notre flanc Est comme sur nos frontières du sud-est, le peuple est contre. Radicalement contre une industrie qui nous menace directement de mort. Mais en France, non. Étrange, non ? Étrange, je confirme. Il nous manque un livre - je ne suis pas candidat, je le dis et je le proclame - qui raconte comment l’industrie nucléaire a pris le pouvoir en France, comment elle s’y maintient, grâce à quels soutiens politiques. Ce livre idéal raconterait également la façon dont le mouvement antinucléaire a été cassé chez nous après l’affreuse manifestation de Malville, à l’été 1977, au cours de laquelle Vital Michalon a été tué par la police.

Côté lobby politique, je ne vous surprendrai guère en écrivant que les socialistes tout comme l’UMP au pouvoir sont les porte-parole militants de l’atome. Notre président Sarkozy est, nul ne l’ignore, un VRP d’EDF et d’Areva, prêt - du moins avant l’horreur de Fukushima - à vendre des réacteurs à tout semblant d’État en faisant la demande, Kadhafi compris bien sûr. Mais côté socialistes, ce n’est pas mieux. J’ai écrit plusieurs fois, parfois ici-même, que DSK a été un lobbyiste stipendié d’EDF après 1993, chargé par notre électricien nucléaire de vendre notre industrie en Allemagne, auprès de ses amis du SPD, très rétifs à l’idée de bâtir des centrales nucléaires. La gauche et la droite pareilles ? J’allais le dire. Les restes pitoyables du défunt colosse stalinien - le PCF - sont eux-mêmes couchés devant la surpuissante industrie atomique.

Comment tout cela a-t-il commencé ? Je vous mets ci-dessous un article paru la semaine passée dans Charlie-Hebdo, sous ma plume. Vous comprendrez mieux, du moins je l’espère. Voici :

« Cette histoire est pleine de bruit et de fureur, mais elle a un sens évident : il n’y a jamais eu le moindre débat. Le nucléaire a été pensé à l’intérieur d’un tout petit groupe d’ingénieurs des Mines, ivres de pouvoir, convaincus d’incarner la France, décidés à restaurer sa soi-disant grandeur. L’affaire commence à la Libération, quand tout le monde claque des dents. De froid et de faim. Un type stupéfiant d’arrogance surgit des décombres de la guerre : Pierre Guillaumat.

» Ingénieur ou espion ? Les deux, mon capitaine. Cet ingénieur des Mines fait la guerre dans le service de renseignement gaulliste, le BCRA. Et devient en 1944 – il a trente-cinq ans - , directeur des Carburants, poste stratégique s’il en est. En 1951, comme il a compris où se trouve la puissance, il est administrateur général du Commissariat à l’énergie atomique (CEA), épuré de ses communistes, notamment Joliot-Curie. C’est le début de la grande fête à Neu-Neu : Guillaumat supervise l’assemblage de la première bombe atomique française, celle de 1960. De Gaulle est revenu au pouvoir en 1958, et Guillaumat a désormais des ailes. Il devient ministre des Armées, puis ministre délégué à l’énergie atomique, puis patron d’EDF pour la seconde fois – en 1965 -, puis premier président d’Elf en 1967, sur fond de goûteuse Françafrique. Guillaumat ? Lisez donc ce morceau de bravoure : « [Guillaumat] exige impitoyablement de ses collaborateurs exactitude, efficacité, rapidité, ténacité et discrétion. “C’est une machine qui ne se dérègle jamais”, déclare un collègue. C’est un organisateur né qui exerce son pouvoir sans plus de crainte que de doute. Il n’accepte aucun compromis, ne demande aucun conseil, ne recherche aucune popularité, n’éprouve aucun besoin de rendre compte de ses actes - pas plus en privé qu’en public » (1).

» Pour le même prix ou presque, faisons entrer en scène André Giraud. C’est un clone de Guillaumat, né 16 ans après lui, en 1925. Ingénieur des Mines comme lui, patriotard comme lui, il se fixe un objectif grandiose : fabriquer avec ses mimines une « Shell de l’atome ». Oui, en 1970, Shell est la référence absolue. Ce type et tous ses gentils camarades promettent aux politiques éblouis de faire de la France une « Arabie saoudite » du nucléaire. Giraud sera ministre de l’Industrie sous Giscard et ministre de la Défense sous Chirac, en 1986. Mais aussi, car on ne se refuse rien, tantôt patron de l’Institut français du pétrole (IFP), tantôt patron du CEA ou de la défunte Compagnie générale des matières nucléaires (Cogema).

» Ajoutons à ces héros, pour faire bon poids, deux autres ingénieurs des Mines, seconds rôles très efficaces. Le premier, Michel Pecqueur, né en 1931, a fait l’essentiel de sa carrière au CEA, où il a par exemple occupé le poste de « directeur de l’enrichissement de l’uranium », ce qui pose son homme. En fin de carrière, de 1983 à 1989, Pecqueur a également été le président d’Elf Aquitaine, barbouzes incluses.

» Le dernier de cette « bande des Quatre » s’appelle Georges Besse, né en 1927 et tué par un commando d’Action Directe en 1986. Ce n’est pas insulter le mort que de rappeler qu’il fut le fondateur et président en 1973 d’un groupe européen d’enrichissement du nucléaire, Eurodif, qui joua un rôle central dans la vente de nucléaire militaire à des pays comme l’Iran du Shah ou l’Irak de Saddam. Sur fond de secrets d’État.

» Le lancement du vrai programme électronucléaire de la France – 58 réacteurs aujourd’hui – devra attendre 1974. Le prix du pétrole ayant été multiplié par quatre entre octobre 1973 et janvier 1974, l’occase est trop belle pour les ingénieurs des Mines, qui promettent l’indépendance énergétique par le nucléaire. Comme Pompidou, alors président, est mourant, la décision atterrit dans les mains de Pierre Messmer, Premier ministre. On peut penser qu’il n’a pas été difficile à convaincre, car Messmer avait été ministre de la Défense entre 1960 – juste après Guillaumat – et 1969. Et à ce titre, avait supervisé les essais nucléaires aériens menés en Algérie, qui ont irradié aussi bien des soldats français que les bédouins du désert. Le 3 mars 1974, il signe pour 13 centrales, qui annoncent toutes les autres.

» Un mot sur Guillaumat, cette pénétrante intelligence. Sous sa direction, Elf refile entre 1975 et 1978 un milliard de francs de l’époque à deux escrocs, dont l’un, Aldo Bonassoli, prétendait pouvoir repérer un gisement de pétrole depuis un avion. Ce qu’on a appelé « Les avions renifleurs », c’est Guillaumat. Le nucléaire, c’est Guillaumat, plus l’armée, plus le secret. On se sent tout de suite mieux ».

(1) Les barons de l’atome, Peter Pringle et James Spigelman (Le Seuil, 1982)

Je reprends le propos en direct, pour quelques phrases. Ce que montre le désastre japonais, c’est que le secret, l’intérêt privé et le délire des grands ingénieurs, « fusionnant » comme le font désormais les réacteurs, mènent ensemble au pire, qui est le crime de masse, inexpiable. Le même phénomène est à l’œuvre en France, d’évidence. La menace est patente. Chaque jour qui passe montre que le lobby nucléaire japonais a menti, ment et mentira à la société, car tel est son destin. Donc le nôtre. Car nous avons exactement le même assemblage chez nous. Pour quelques semaines, guère plus selon moi, notre lobby du nucléaire est sur la défensive, et cherche des mots, moins sûrement des actes, pour continuer d’enfumer le monde jusqu’à la fin des temps, qui pourrait être plus précoce qu’attendu.

Imaginez-vous ? Sous la pression, Sarkozy envisage la fermeture de centrales anciennes qu’on nous promettait plus sûres que le lever du soleil chaque matin. Pour les nucléocrates, l’heure est simplement grave. Or nous nous comportons comme des nains. Ces derniers me pardonneront, car je ne les vise évidemment pas. J’utilise, à la paresseuse, un mot convenu qui signifie que nous ne nous plaçons pas à la bonne hauteur. Pour la première fois en quarante ans d’existence de cette industrie mortifère, nous avons - nous aurions - la chance de faire reculer le lobby. De lui infliger une vive blessure. Dont il se remettrait, mais mal. Au lieu de quoi, quelques criaillements dans les airs, qui seront bientôt remplacés par le silence complice.

Encore une fois, les explications sur le silence français sont nombreuses. À côté d’une faiblesse intrinsèque, endogène du mouvement antinucléaire, il faut ajouter des causes que personne n’ a la moindre envie d’entendre ou de considérer. Par exemple le rôle des services de l’État dans ce qu’on pourrait appeler un affaiblissement organisé, accompli pour l’essentiel il y a trente-cinq ans. Cette histoire n’a jamais été écrite et ne le sera probablement jamais. En tout cas, il est sûr que je ne me lancerai jamais dans cette aventure, car je crois - à tort ou à raison - que la société française n’a aucune envie véritable de savoir à quelle sauce elle est en fait digérée. Cela peut changer ? Peut-être. Peut-être. Que se lèvent donc des amateurs.

Moi, parmi tant d’autres mystères, je constate que jamais aucun mouvement d’opinion n’a seulement tenté d’interroger la présence de sous-marins nucléaires militaires - dotés donc de réacteurs - dans ou à proximité d’agglomérations humaines comme Cherbourg, Brest ou Toulon. Nul n’a lancé la moindre action d’envergure sur les rejets de tritium pourtant certains effectués par le centre militaire d’assemblage de la bombe, à Valduc (Côtes d’Or). Bref, nous couvrons. Nous approuvons, inutile de se mentir.

Que faire ? Dans l’immédiat, pas grand-chose. Mais n’oublions pas le 26 avril prochain, vingt-cinquième anniversaire du cauchemar de Tchnernobyl. Dans une France normalement constituée, cet événement hautement symbolique serait préparé dans des dizaines de comités locaux, et s’achèverait sur une manifestation monstre devant le ministère de l’Énergie de ce si cher Éric Besson. Dans la France réelle de 2011, malgré les leçons si flagrantes venues du Japon, je redoute le fiasco. Qui n’est jamais tout à fait sûr. Il nous reste un mois.

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Source http://fabrice-nicolino.com/index.php
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